C’est bien connu, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. La collection d’autoportraits du Louvre ne fera pas mentir l’adage. Poussin, David, Rembrandt, Chassériau, La Tour, Delacroix, Dürer… Tout ce petit monde s’est un jour planté devant un miroir pour offrir ses traits à l’éternité. Si la plupart d’entre eux se représente avec les attributs de l’artiste (pinceaux, palette, chevalet et décor d’atelier), certains vont faire davantage pour se mirer dans les reflets dorés des trompettes de la Renommée. Ainsi, David se rajeunit et dissimule ses cicatrices, Rembrandt oriente un halo divin sur sa personne, Poussin pose aux côtés d’une allégorie de la peinture et Dürer, tel Jésus, bénit le spectateur… Tout simplement.
En marge de cette course à la reconnaissance, Chardin dénote. Rien d’étonnant pour quelqu’un qui a passé sa vie à représenter la beauté des choses sans artifices, que ce soit un pot en étain, une lavandière ou un plat d’abricots. Alors quand il s’agit de représenter sa pomme, Chardin ne se met pas franchement sur son 31. Son style vestimentaire est à mi-chemin entre la robe de chambre du savant fou et les froufrous d’une ménagère prête à faire les carreaux… Un beau n’importe quoi qui ne surprend pas non plus. Quel est l’intérêt d’être apprêté lorsqu’on travaille tout seul au fond de son atelier ? A 70 ans, Chardin n’a pas grand-chose à prouver, ni à ses contemporains, ni à la postérité. Au pire, avec son accoutrement, il pourrait passer un petit coup de chiffon sur les trompettes de la Renommée.
Chardin, sans sucre ajouté.
Pour ses 70 ans, Chardin ne se fait pas de cadeau. Il revêt un tissu très fatigué, foulard rose autour du cou et paire de verres au bout du nez. Pour assurer son allure princière, il a emprunté les rubans à sa femme et choisit ce profil de trois quarts pour offrir une vue imprenable sur ces joues tombantes. Chardin, marqué par les années, se démarque de son temps.
L’artiste n’a jamais participé à l’extravagance qui porte la France depuis plus de 50 ans. Les artistes du XVIIIème siècle, affranchis de l’étiquette trop serrée du Versailles de Louis XIV, se gave d’une liberté nouvelle. C’est l’extravagance de la Régence. Le style rococo libère les formes frivoles, les courbes exagèrent, le motif virevolte. On se lâche. La vie est un coup de théâtre. Sans même évoquer les partouses bucoliques de Fragonard, les scènes de ripailles sont surjouées. Sur les paysages, on rajoute des ruines antiques pour raconter une histoire. Il faut toujours en rajouter, toujours théâtraliser. Une liberté exagérée qui va presque à l’encontre des pensées raisonnées et scientifiques des lumières.
Cette mode trop éloignée de la réalité ennuie Chardin. Lui s’attache à observer et à retranscrire l’émotion juste de la réalité. Ses instants à lui sont naturels et doux. Ses personnages ne se mettent pas à danser ou à tricher devant l’œil de l’artiste. Chardin parvient à s’effacer pour saisir l’instant vrai. Ses personnages travaillent délicatement en cuisine ou répètent consciencieusement une leçon de piano. Ils ne sont pas en train de danser ou de faire des grands gestes théâtraux lorsqu’ils épluchent un concombre. Ils épluchent un concombre, c’est tout.
Tout pastel ment vite
Cohérent avec son art, Chardin travaille seul sans se donner en spectacle. Loin du canon académique, il fabrique sa poudre dans son atelier en broyant ses pigments. Malheureusement, à force de mélanger cette poudre avec une base de plomb, Chardin finit par se brûler les yeux. En 1770, il apprend qu’il ne peut plus peindre. Pour un peintre, c’est chiant. Et pourtant… Là où un paquet d’artistes se seraient vus abandonnés lâchement par leur destinée ou une tirade dans ce goût-là, Chardin ne se laisse pas écraser. Il remise palettes et pinceaux et file s’acheter paire de lunettes et bâtons de pastels. Ces lunettes sans branche portées par le bout de son nez s’appellent des bésicles.
Le maître du pastel de l’époque est son ami Maurice Quentin de La Tour. Ce dernier a notamment produit une série de portraits de La Pompadour portée par un tourbillon de tissus colorés assez bluffant. Mais Chardin – pourtant sensible à l’art de son confrère – voit les choses autrement. Contrairement à La Tour, il laisse apparents les traits du pastel et délaisse son charmant velouté. Trop mensonger à son goût ? Peut-être. Toujours est-il que dans la robe de chambre de son atelier, il invente une autre manière de voir que l’on retrouvera plus tard dans l’œil impressionniste et la fureur expressionniste (dont celle de Ludwig Kirchner qui aimait beaucoup peindre en robe de chambre). En choisissant des nuances contrastées où se mêlent les roses et les bleus, Chardin opère une révolution. Il considère la couleur uniquement comme un moyen et non une fin. La technique ne doit servir que le sentiment (c’est lui qui le dit). Il complète sa révolution en ajoutant des hachures multiples et des touches de couleurs bien visibles. Il a dû distribuer des ulcères à l’Académie avec ça… En quelques toiles, son regard espiègle d’artiste foldingue vient de mettre un terme à la manière lisse prônée par la tradition académique. Tout passe tellement vite.
La pêche sans le melon
L’artiste a beau s’être brûlé la rétine, il n’en garde pas moins le regard affuté. Chardin est vieux mais pas envieux. Il ne porte pas ce regard accusateur et hautain qu’adressent au spectateur certains visages usés de l’histoire de l’art. Nombreuses sont ces figures marquées par le temps qui finissent par nous adresser ce message si caractéristique des vanités : « Tu sais toi qui me regarde, le temps passe vite. Toi aussi un jour tu seras vieux alors ne t’attarde pas trop aux plaisirs futiles du matériel. N’attache pas trop d’importance à ta beauté éphémère car de toutes façons tu finiras poussières ». C’est toujours sympa de se l’entendre voir.
Chez Chardin, il n’y a pas cette fausse sagesse qui pue trop la rancœur d’être passé à côté de quelque chose. Bien au contraire. À 70 ans, il vient de refaire sa vie grâce au pastel qui lui a permis de se réinventer. Son regard nous délivre un autre message. Un message si bien décrit par Proust : « Les prunelles usées sont remontées, avec l’air d’avoir beaucoup vu, beaucoup raillé, beaucoup aimé, et de dire avec un ton fanfaron et attendri : « Hé bien, oui, je suis vieux !»» Tout est dit. Le vieux Chardin continue à vivre son existence jusqu’au bout comme il l’entend et se moque des conventions. À tous ceux qui l’avaient enterré trop vite, il leur adresse ce chef-d’œuvre majeur qui ressemble à un majeur tout court d’ailleurs. Un majeur adressé à tous ceux qui s’arrêtent de vivre trop tôt, trop las d’être encore là.
Louvre-Ravioli
Autoportrait aux bésicles (1771)
Jean-Siméon CHARDIN (Paris, 1699 – Paris, 1779)
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