LE GENRE IDÉAL
Hermaphrodite endormi (IIe siècle ap. J.-C.) - Musée du Louvre

Hermaphrodite endormi (IIe siècle ap. J.-C.) – Musée du Louvre

Au Louvre, la salle des Caryatides présente une foule de marbres antiques. L’espace est conçu à la Renaissance pour accueillir une salle de bal. À l’époque, pas de statues grecques à admirer, mais des partenaires à inviter pour la prochaine danse. Un orchestre placé sur le balcon devait alors animer le tourbillon de la séduction.
Aujourd’hui, les musiciens sont partis mais les visiteurs dansent toujours entre les sculptures. Suivant leurs orientations, ils poseront leur regard sur les courbes d’une Artémis ou d’un Apollon… Dans un coin, ils pourront aussi découvrir l’Hermaphrodite endormi. Bientôt, leur regard va changer face à ce marbre capable de chahuter les sens, d’étonner, de questionner.

"La mécanique des sentiments" par Victoria V. (Wipplay)

“La mécanique des sentiments” par Victoria V. (Wipplay)

Du genre surprenant

Disposé dans un coin, l’Hermaphrodite endormi étire sa silhouette de lait sur un matelas douillet. Il nous tourne le bas du dos tout en présentant son visage aux yeux fermés. La posture est aguicheuse. Le zigzag gracieux de son échine répond aux volutes du matelas, doux comme un rêve. Le sommeil de l’endormi est pourtant agité : son pied gauche est relevé, l’autre s’est coincé dans les draps de marbre. Le remous n’empêche pas le visiteur de rebondir tour à tour sur les fesses de l’hermaphrodite et le capiton molletonné… Pourtant, le vrai rebondissement intervient de l’autre côté de l’échine, face à l’invité-surprise.

Un pénis s’est incrusté dans le marbre pour pointer le genre indécis de l’hermaphrodite. Étonnant. Ce modèle du troisième sexe n’aurait pas choisi son camp ? Pas vraiment. La mythologie prend le temps de nous raconter l’histoire du fils d’Hermès et d’Aphrodite. Avec de pareils géniteurs, le beau compte double. Ce n’est pas la naïade Salmacis qui nous dira le contraire. Un beau jour, alors qu’elle était au bord de son lac, elle voit Hermaphrodite sortir de l’eau. La pauvre s’éprend… mais se méprend. Repoussée par le beau garçon, elle suppliera alors Zeus de les unir pour toujours. En bon père de famille cabossée, ce dernier bricole une solution et fusionne ces deux-là en un seul être, bisexué.

"Double face" par Fl0w0 (Wipplay)

“Double face” par Fl0w0 (Wipplay)

Au Louvre, les visiteurs trop pressés ne voient pas le bricolage de Zeus. Seuls les plus curieux feront le tour de l’endormi pour pouvoir s’étonner. Face au recto ambigu, les réactions varient : on sourit, on appelle des amis ; les plus gênés accélèrent ou font marche-arrière pour retrouver des genres moins compliqués. Encore une histoire grecque qui dérange. Quand ce n’est pas un père qui mange ses enfants ou un fils qui couche avec sa mère, c’est une femme qui se laisse pousser le pénis. C’est quoi encore cette histoire ? Un mythe qui interroge les choses de la vie ? Et bien oui.

Pimp my marbre !

On a déterré l’Hermaphrodite près des thermes de Dioclétien en 1608. Il sera brossé, recollé, ressuscité. Comme tant d’autres, cette copie romaine s’inspire d’un original grec de 200 av J-C. L’hermaphrodite endormi est un thème à succès sous l’antiquité. Le sujet sera même dupliqué suivant plusieurs variantes : fesses plus doduespied à peine relevé, drapé moins travaillé… Lorsqu’on exhume les antiques des jardins italiens, les collectionneurs se les arrachent. Le cardinal Scipion Borghèse s’offrira cette version du Louvre, la plus célèbre. (De là viendrait l’expression “Se faire damer le scipion“).

En richissime mécène, il commande au Bernin un confortable capiton sur lequel (se) reposera l’hermaphrodite. Le sculpteur baroque star exécute un matelas d’un réalisme bluffant. Au Louvre, une barrière repousse les mains qui n’en croient pas leurs yeux. L’illusion capitonnée offre à la statue son second mélange : après le masculin qui s’incruste devant le féminin, voici le baroque qui s’invite sous le classique. Face à l’hybride, les avis sont partagés. Fervent adepte, Napoléon le fera venir en France. Aristide Maillol, plus critique, aura ces mots peu lisses en 1932 : « De grâce, au nom du bon goût, au nom de la logique et du bon sens, que l’on laisse à sa sculpture antique ce qui est antique et que l’on envoie… où l’on voudra ce qui est du XVIIe siècle. »

"Capitonné (Pavillon Ecouter-St Gobain)" par Selective_PMCD (Wipplay)

“Capitonné (Pavillon Ecouter-St Gobain)” par Selective_PMCD (Wipplay)

La pique de Maillol transperce le capiton du Bernin. Le matelas et les drapés de l’endormi ne font pas le même pli, voilà qui ennuie. On pourrait tenter de nuancer le propos en avançant les similitudes entre le baroque et l’antique. Dans la salle des Cariatides, Marsyas supplicié (-200) et le Gaulois blessé (-300) semblent partager la même douleur que Milon de Crotone (1682). Mais pour l’Hermaphrodite, la comparaison ne tient pas. Il est calme, sans souffrance. Tout du moins pour l’instant… Car un autre mythe nous annonce qu’il va bientôt souffrir à son tour. Il n’aura pas les tripes à l’air comme Marsyas mais finira le cœur brisé, en deux.

Retrouver sa moitié

Le mythe de l’hermaphrodite ne s’arrête pas à sa création par ce soudeur de Zeus. Si le point de départ ne manque pas de sel, on retrouve l’androgyne dans une autre histoire, tout aussi pimentée. Elle nous est racontée par Aristophane lors du Banquet de Platon. L’auteur comique y explique d’où vient l’Éros, ce sentiment amoureux… À l’origine nous dit-il, les humains étaient répartis en 3 genres : le mâle, la femelle et l’androgyne. Tous prenaient la forme de sphères à quatre mains, quatre jambes, quatre oreilles, etc. ainsi que deux sexes et deux visages. Un beau jour, ces trois genres sphériques voulurent prendre la place des dieux et roulèrent jusqu’à l’Olympe.

Ô surprise, Zeus ne goutera guère la visite… Pour calmer les rebelles, le soudeur d’hier va les découper comme on tranche un œuf avec un cheveu tendu. Les sphères dévorées par l’ambition sont ainsi réduites en demi-portions : avec deux mains, deux jambes, deux oreilles, un sexe, un visage. En rappel du châtiment, les visages sont retournés vers la tranche. Apollon raccommodera quand même les faces meurtries : les flancs et la poitrine sont redessinés, les peaux sont tirées puis rassemblées autour d’un nœud, le nombril. Joli souvenir. Les sexes sont aussi replacés à l’avant pour que les moitiés rafistolées se retrouvent et reforment l’être entier.

"Les Amants" par emilylab (Wipplay)"Les Amants" par emilylab (Wipplay)

“Les Amants” par emilylab (Wipplay)

L’attraction amoureuse serait donc la volonté d’un retour à l’état d’origine. Tout s’explique. Les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives sont portées vers les femmes ; les hommes qui proviennent de la séparation des hommes primitifs cherchent les hommes ; les hommes et femmes issus de la séparation des androgynes chercheront la moitié du sexe opposé… Face à la statue du Louvre, le visiteur s’étonne, se détourne, s’interroge, rigole. Mais se laisse-t-il séduire finalement ? Aristophane nous permet d’en douter. Comment être attiré par l’être entier quand on sait qu’il ne pourra jamais être notre moitié ?

Louvre Ravioli

* Sources : “Le Banquet” de Platon (passage sur le mythe des androgynes prononcé par Aristophane) //”Le gai savoir” (émission de France Culture d’oct 2015 sur Platon) // La notice du Louvre // Le Dictionnaire amoureux du Louvre par Pierre Rosenberg (l’anecdote sur Maillol vient de là) // Le blog d’Isabelle Drumont qui liste tous les endormis // Les images sont l’oeuvre des photographes de Wipplay.com.

** En bonus : Une animation sur le mythe des androgynes raconté par JF Balmer. Un régal de narration. /// À lire aussi sur mon blog : UN MÂLE INCURABLE qui présente un mystérieux tourbillon de passion peint par Fragonard.

*** Note (importante) : Au-delà du mythe, les individus intersexués sont une réalité. Ni garçon, ni fille, ces personnes constituent un 3ème genre. Pour les + curieux qui veulent faire le tour du sujet comme on fait le tour d’une statue, voici un doc Arte qui évoque le droit des enfants intersexués à ne pas être mutilés pour correspondre à l’un des 2 genres + répandus.

**** Si vous aimez l’article, vous pouvez le partager. Ce serait rudement chic. Pour discuter & réagir, n’hésitez pas à écrire en bas de page ou sur ma page FaceBook.

5 Comments LE GENRE IDÉAL

  1. Pingback: COMME DE L'EAU DE ROCHE ? - Louvre-Ravioli

  2. Pingback: HAUT ? ET UN ? BON ! - Louvre-Ravioli

  3. Pingback: DANS L'TOURBILLON D'LA VIE ? - Louvre-Ravioli

  4. Pingback: DANS L'TOURBILLON D'LA VIE ? - Louvre-Ravioli

Leave A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *