Au Louvre, on mesure assez bien la souplesse de l’Histoire. En quelques mètres, on passe des visages fermés de Poussin aux cuisses ouvertes par Fragonard… Entre la fin de règne austère de Louis XIV et la Régence libertine, les modes ne font pas dans la demi-mesure. Heureusement, Watteau est là. Non seulement pour assurer la transition, mais aussi pour la dessiner.
Le pèlerinage à l’île de Cythère (1717) illustre un parcours initiatique, allégorie de la séduction avant l’embarquement pour le transport amoureux. Au bord du mièvre pour certains, tragique noyade à l’eau de rose pour d’autres. Et pourtant, et pourtant… Si la peinture aborde un thème sucré jusqu’au gluant, elle renferme un délicieux mystère, bien loin du transport amoureux dans sa version «aller simple». Bien trop simple.
Direction : « Cythère of Love »
Cythère, patrie de l’amour. À sa naissance, Aphrodite fut portée sur l’île, devenue le lieu des plus grands plaisirs. Pour marquer le départ des amoureux pour Cythère, Watteau déroule tous les symboles. Dans une confiture de roses, de rubans et de nœuds, les amours s’enlacent et s’entrelacent. Deux Cupidon armés jusqu’aux dents les accompagnent… Même si les troupes zigzaguent, ils ne peuvent pas les rater. Au devant, Watteau a placé 3 couples qui pourraient bien illustrer les chapitres d’un « Guide du séducteur ».
Chapitre premier : « S’agenouiller face à la demoiselle et baisser la tête. Montrer sa soumission puis rester patient. La pudique feindra l’indifférence en jouant de l’éventail » – Chapitre deuxième : « Attendre. Sonder l’hésitation et saisir la bonne occasion. Aider la douce à se relever.» – Chapitre troisième : « Guider la belle par la taille. Garder son assurance face aux réticences. Un seul objectif : Cythère. »
Pour assurer la bonne marche de la séduction, Watteau équipe certains galants d’un bâton de pèlerins. Tout ce beau monde se dirige vers une étrange embarcation en forme de coquillage. Est-ce la conque d’Aphrodite ou la coquille de saint Jacques de Compostelle ? Sans doute les deux. Tout semble convenir aux pèlerins amoureux. Près de l’embarcation, le transport se précise. On s’embrasse sans retenue avant de mettre pied sur ce bateau coiffé d’un baldaquin. Un satyre fougueux placé sur la poupe accueille les amoureux. Pour bien maintenir le cap de l’embarcation, Watteau fait ajouter sur le mât une guirlande de putti s’envoyant dans les airs. Ces petites fesses tourbillonnantes dansent vers la lumière. S’agirait-il de Cythère ?
Un mobile très apparent
Watteau invente le thème de la Fête Galante. Et pour cause : depuis la fin de règne austère de Louis XIV, on fait la fête, on se détend. Les couples prennent l’air des bosquets, conversent élégamment en se promenant. On danse, on profite, on joue des harmonies de la vie… On se rapproche aussi. La séduction est un chemin balisé par les différents codes de la galanterie. À Paris, Watteau est invité par ses amis à ces délicates sauteries.
Depuis son départ de Valenciennes, l’artiste a noué quelques solides amitiés. Son logement varie souvent. Il y a 15 ans, Watteau travaillait à l’Opéra sur des décors de théâtre. L’apprenti a ensuite quitté son maître pour entrer dans l’atelier de Gillot. Il le quittera à son tour pour suivre le conservateur du Luxembourg. L’artiste aussi fait sa dance et se gave d’inspirations nouvelles. Au Luxembourg, il y a Titien, Véronèse, Rubens… Des maîtres à sa mesure. Le zigzag amoureux de la toile s’inspire d’ailleurs de la farandole villageoise de La Kermesse (1635-1638) de Rubens. Une fête très peu galante où des villageois s’abreuvent à outrance. On s’y pelote, on éructe, on jacasse, on farandole. Watteau gardera de la toile les couleurs et son mouvement… Car c’est le mouvement et la transition qui marquent le début du XVIIIe siècle.
Les modèles figés sous Louis XIV ont vécu. La morale et le dogme cèdent leur place à l’indécise Régence. Si des Lumières apparaissent, elles laissent encore sa part au hasard. On s’en remet au flou. Pourquoi pas. Quand on voit le fond de la toile – coloré comme un songe de Turner – on est bien disposé à s’y perdre… Tout vibre par ici, jusqu’au titre de l’œuvre d’ailleurs, qui change tout le temps. Initialement intitulée “Pèlerinage à l’Isle de Cythère” par Watteau, l’académie la baptisera “Une fête galante”. A la fin du XVIIIe siècle, des esprits très inventifs rayent le cartel pour écrire : “Embarquement pour Cythère”. En 1961, des historiens de l’art – plus sages – effacent tout et redonnent au tableau le nom du père. S’agissait-il simplement de respecter la volonté de l’artiste ? Quelle réflexion les a conduit à préférer le pèlerinage à l’embarquement ?
Menées en Watteau !
S’agit-il réellement d’un embarquement pour Cythère ? La réponse n’est pas claire comme de l’eau de rose. Ces gens-là pourraient bien déjà être sur Cythère. Cette statue de Venus plantée dans le parc ne délimite-t-elle pas le territoire de l’amour ? Le mouvement général des personnages interroge aussi. En regardant bien, tous les couples ne filent pas vers le rivage. La farandole tourbillonne. Certains amoureux remontent vers nous. Le bateau coquillage viendrait-il de les déposer ?
Ils s’apprêtent à croiser les couples du premier plan. Comme le dit si bien Verlaine au vent mauvais, ceux-là “n’ont pas l’air de croire à leur bonheur”. Pas de visage au sourire béat, aucun feu de l’amour exalté. Chez Watteau, la combustion est incomplète. Les personnages naviguent dans la retenue, dans l’ambigu. La femme qui regarde en arrière a l’air triste. Celle qui est assise se fait agripper par un Cupidon… Serait-elle retenue par l’amour ? Aurait-elle envie de rester avec son amant ? Celle qui agite un éventail est-elle vraiment une rubiconde pudibonde ? On pourrait aussi bien y voir la victime d’une fièvre amoureuse… Watteau sème le doute comme il éparpille partout ces pétales de rose, symbole d’un amour déjà consommé.
Perdant un peu de sa substance rosée, la lecture finit par s’inverser. Ces messieurs n’inviteraient donc pas au départ pour Cythère mais au départ de Cythère. Ils raccompagnent leur douce depuis un bosquet doré comme le crépuscule. Amour consommé, décor cramoisi. Pour celles-là, le pèlerinage est fini. Ces messieurs pensent-ils déjà à la prochaine navette qui pointera l’aube d’une aventure nouvelle ? Ils ressortiront les papillons, les chérubins et les violons… Attention mesdames. Watteau vous met en garde contre les jeux de l’amour et du hasard.
Louvre Ravioli
>> Lire aussi : « Un portrait pas piqué des verres », Chardin et son XVIIIe siècle // « Faut pas le prendre pour un pont », une autre chronique au bord du mièvre.
>> Sources : « Les fastes du Baroque et du Rococo » (Conférence de J-E Berger absolument dingue) / “Watteau, Le Pèlerinage à l’Ile de Cythère – Analyse” par G. Di Rosa, MS. Claude, H. Claude de l’académie de Créteil / « Watteau » Marianne Roland Michel (Flammarion 1984) /Retrouvez les photos de l’article sur Wipplay.
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