Au Louvre, la Grande Galerie présente une guirlande de peintures de Vinci. Jean-Baptiste y figure à plusieurs reprises, à des âges différents. Sur la Vierge aux Rochers notamment, il est ce nourrisson tout potelé, aux pieds de Marie. Genoux sur les cailloux. Sur le Saint Jean Baptiste (1475), sa silhouette adolescente s’est relevée et pointe désormais le ciel avec un petit sourire en coin. Nous voilà tous invités à prendre un peu de hauteur.
Trois entre-deux.
En bon prophète, Jean-Baptiste voit avant les autres. Récepteur et témoin de la lumière, il annonce la venue de Jésus. Preuve de sa mission : il tient la croix de roseaux, symbole de la Passion du Christ. Étrangement, le baptiseur revêt aussi une peau de panthère empruntée au vestiaire de Bacchus. Syncrétisme flou entre chrétiens et olympiens ? Voici le baptiseur naviguant en eaux troubles, entre les rives du Jourdain et les grands crus de Thrace.
Autre frontière ténue : le genre du modèle qui entremêle les féminin et masculin. La Sainte Anne, Mona Lisa ou Bacchus reprennent ce même entre-deux, signature androgyne de Vinci. Loin du barbu ermite en son désert, ce Baptiseur imberbe est d’une grâce discrète. Sa tête inclinée fait tomber les frisettes précieuses sur son épaule dorée. Cette peau doit être bien délicate, l’intéressé prend des bains en quantité.
Cette apparition se fond entre lumière et ténèbres, ultime entre-deux. Par ici, pas de trait, pas de ligne ni horizon. Dans cette chambre noire, le Baptiseur est révélé par l’or. En bon témoin extra-sensible, il pointe la source de lumière. Son bras semble dessiner un J. S’agirait-il d’un discret jeu de mains pour signer Jean ou annoncer Jésus ? Possible. Mais ce sourire nous dit qu’il y a autre chose caché dans le décor, comme une invitation pour aller plus loin encore.
Du double au simple.
A l’époque de Vinci, la Renaissance questionne la place de l’Homme : Que fait-on sur Terre ? Qu’est-ce que l’âme humaine ? Où s’envole-t-elle en fin de partie ? Des philosophes comme Marsile Ficin se penchent sur ces minces sujets. Tous les mythes sont explorés, notamment celui des androgynes raconté par Platon ou le Bacchus orphique contre les Titans. Parmi ces histoires, une idée refait souvent surface : l’âme – prisonnière d’un univers terrestre illusoire – est appelée à s’élever pour regagner l’unité. Pour passer du complexe au simple, pour quitter le pluriel vers le singulier.
Platon reprend l’idée avec ses androgynes. Ces êtres sphériques – à quatre mains, quatre jambes, deux sexes, deux visages, etc. – décident de rouler jusqu’à l’Olympe pour prendre la place des dieux. Zeus les découpe alors en demi-portions et les moitiés chercheront toute leur vie à reformer l’être entier. Le mythe d’Adam et Eve suit une dynamique parallèle. Adam – Homme générique – est une totalité englobant les polarités masculine et féminine (Adam-Ich et Eve-Ichah). Ces deux-là vont se séparer une fois la pomme croquée. Depuis lors – ayant conscience du bien et du mal – ils plongent dans le complexe et disposent de leur libre-arbitre pour retrouver l’unité.
Autre retour à l’unité : le mythe de Bacchus revisité par les Orphiques – secte dissidente du IVe avant JC. Détenteur de nombreux pouvoirs, Bacchus aimante les convoitises, notamment celles des Titans qui finissent par le démembrer puis le bouillir. Zeus – jamais très loin – décidera alors de les foudroyer. De leurs cendres naîtront les hommes, marqués par cette double ascendance : titanesque côté Mal, dionysiaque côté Bien. Tout l’enjeu pour l’Homme sera alors de remonter vers Dionysos, dieu de l’éternel recommencement.
Sacré panneau sol-air !
Deux doigts vers son corps, un vers le ciel. Le Jean-Baptiste de Vinci nous renverrait-il vers l’unité ? Avec son allure d’androgyne, ne ressemble-t-il pas à l’être complet d’avant la rupture ? Tel un Adam tombé du pommier, il nous pourrait nous dire : « Vous avez oublié les amis, mais pour retrouver l’unité du paradis, c’est par ici ». Revêtu de la peau de bête de Bacchus, l’éclaireur tiendrait-il aussi le rôle de à la divinité Orphique qui balance entre ombre et lumière ?
Le prophète émerge à l’instant. Qui l’a vu venir ? L’apparition s’est glissée sans aucun bruit, entre les ténèbres vers la lumière. Tiens, tiens, encore un passage du pluriel vers le singulier… Dans cet instant charnière, impossible de se perdre en chemin. Il n’y qu’à suivre ce bras délicat porté par les fumées de Vinci. Il dessine une spirale dorée émergeant du noir telle une rampe sol-air.
La lumière, ultime point d’arrivée. Pour les philosophes de Florence, elle ne révèle pas seulement la matière mais elle relie aussi visible et invisible, matériel et immatériel, corps et esprit. Propagée partout dans l’instant, elle manifeste le divin : dans l’univers qu’elle révèle mais aussi dans l’âme qui la réfléchit. Pour Marsile Ficin, la lumière est le sourire du ciel qui procède de la joie des esprits célestes... Vous souriez face à la mine réjouie du Baptiseur ? Alors Vinci a réussi son coup : il a fait redescendre la lumière à tous les étages. À chacun de remonter maintenant.
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** Sources : “Marcile Ficin et l’art” par André Chastel (Ed. Droz, 1996) avec un clin d’oeil particulier au chapitre “L’universelle volupté et la lumière”. // “A-t-il existé un mythe orphique sur Dionysos et les Titans ?” par Alberto Bernabé (en ligne sur Persée)
*** Lire aussi : LE GENRE IDEAL sur le mythe de l’androgyne // BANDES A PART sur le mythe d’Osiris (découpé en mille morceaux avant d’être réunifié).// L’OR DE VERITE sur un autre jeu de piste lumineux.