DELACROIX ET LA BANNIÈRE

Le spectateur est foutu, tout le peuple est dans la rue. Sur la barricade, ça révolutionne entre la poudre et la sueur. Chacun passera en revue cette armée d’amateurs. Dans les rangs improvisés, y’a un peu de tout : des étudiants, des bourgeois, des ouvriers, des gamins aussi. Par ici, pas de gradés ni de garde-à-vous, encore moins d’uniformes. Redingote élégante pour les uns, tablier d’atelier pour les autres. Les chapeaux confirment l’étendue du vestiaire : haut-de-forme et bonnet, fichu, faluche ou béret. Dans la nuée du fond, on distingue même un bicorné. Le choix des armes aussi ratisse large : pistolets, sabre, épée, baïonnette, fusil de chasse. La quincaillerie spontanée des grandes dates de l’Histoire.

Tout ce monde s’avance, dans une nuée fumante. La peur dessine les visages, certains ont l’air hagard, d’autres plus décidés. Tous sont portés par cette femme qui brandit la bannière tricolore au sommet de la barricade. La porte-drapeau est bronzée, velue, révoltée. Une sacrée poigne. Cette va-nu-pieds qui va seins-nus porte le bonnet phrygien des affranchies et le drapé des déesses antiques. Un souffle héroïque gonfle ses draps, son drapeau. Elle va de l’avant, enclenche un mouvement droit vers nous. À ses pieds, un jeune ouvrier ressemble à une groupie face à son idole. Il s’est habillé comme un drapeau : gilet bleu, chemise blanche, fichu rouge comme sa ceinture de flanelle. Le prosterné dégouline de sang. Pas sûr qu’il aille plus loin.

Trois combattants sont étalés au premier plan. A gauche, un gisant a les fesses à l’air. On lui a laissé une chemise blanche et une chaussette bleue. Sa tête est explosée. Par terre, un soulier perdu résonne comme son crâne devenu objet. À droite, deux corps en uniforme. Des professionnels. Un cuirassier gît face contre terre. Son casque est bien tombé, on peut voir sa visière décorée. Étalé juste au-dessus de lui, un autre militaire porte une capote gris-bleu, avec des frisottis aux épaulettes. Au loin, sur la droite, aux pieds de Notre Dame, une armée officielle une armée officielle s’avance. Sans doute une mauvaise nouvelle pour le camp du peuple et sa porte-drapeau. Si elle avance comme la Victoire de Samothrace, son visage paraît songeur. “Victoire, Victoire, est-ce que j’ai une tête de Victoire ?” 

Delacroix et la bannière

Delacroix peint la Liberté guidant le peuple en 1830. Le titre original était 28 juillet, date historique, une journée parmi les 3 Glorieuses. Rappel des faits. Le roi Charles X édite les Ordonnances de Saint-Cloud le 25 juillet 1830. Dans son viseur : la liberté de la presse, suspendue au crochet de la censure. A Paris, la nouvelle se répand. Le lendemain, la foule prend les armes, des gendarmes sont caillassés. L’armée déploie alors ses colonnes, entre les Tuileries et la Bastille. Le 28 juillet, le peuple dresse des barricades. Dans les faubourgs étroits, l’armée prend des pavés, des commodes sur le casque. L’Hôtel de Ville est pris, un drapeau tricolore flotte sur Notre-Dame. Le 29 juillet, l’insurrection triomphe. Exit Charles X. Quelques jours plus tard, Delacroix écrira : “Si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle.” 

L’artiste n’est pas révolutionnaire. Ceci dit, il supporte une monarchie modérée respectant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Chez les Romantiques, la souveraineté nationale est essentielle. En bon Bonapartiste, le romantique regrette le Premier Empire, cette époque où le drapeau tricolore était planté partout en Europe. Depuis Waterloo, la France est devenue le maillon faible du continent. L’artiste patriote est ragaillardi par la bannière qui coiffe Notre-dame. Exit Charles X qui se couchait face aux grands d’Europe, la France retrouve enfin des couleurs, son peuple reconquiert sa Liberté. Une liberté sacralisée depuis 1789 qui vaut tous les sacrifices. C’était même écrit sur la vaisselle de la révolution : Vivre Libre ou Mourir. Une petite maxime à lire dans la salle à manger, en slurpant sa souplette. Avec Delacroix, elle s’affiche au Salon de 1831, sur 3m25 de long et 2m60 de haut.

Le 29 juillet, Louis-Philippe succède à Charles X. 800 morts plus tard, la révolution accouche d’une monarchie. Ça rime avec souris. Certes il n’est pas roi de France mais roi des Français ; certes le tricolore a remplacé le lys ; certes les suffrages sont élargis mais uniquement à une élite. On prend les mêmes (ou presque) et on recommence. En 1832, le pouvoir en place écrasera l’insurrection républicaine à Paris. Idem à Lyon l’année précédente. Les journaux satiriques seront bientôt censurés, un peu comme La Liberté guidant le Peuple. Rachetée par l’Etat, elle ne sera pas exposée car Thiers refuse cette icône insurrectionnelle. Delacroix récupèrera la toile. Après la révolution de février 1848, il la proposera au musée du Luxembourg. Elle y sera remisée, encore. Quasi-invisible sous le Second Empire, elle rejoindra le Louvre en 1874 avec son statut d’icône républicaine. L’Histoire prend son temps pour choisir – avec grand soin – ses références.

À pas de néant ?

Retour sur la barricade, ce pêle-mêle fumant de poutres et de pavés. Théâtre du soulèvement instantané de bourgeois et de polytechniciens, de typographes et de miséreux gamins. Tout le monde embarque à bord, les pavés tanguent. Il fait froid dans le dos. Les ennemis se dépouillent, ce qui était à toi est à moi : chapeau de gendarmes, botte militaire, giberne de fantassins, jusqu’au froc du voisin. Dans ce tumulte, la Liberté reste un phare. Les néoclassiques la présentaient sous les drapés antiques, retouchée et intouchable, pâle comme le marbre, raide comme une pique. Delacroix l’avance à la sauce “romantique”, agitée et velue, modelée dans la poisse du peuple. Qui est-elle ? Une lavandière des quais de Seine ? Une ouvrière de Montmartre ? On s’en fout. Placée au-dessus de la mêlée, elle soulève le peuple.

Ceci dit, elle semble hésitante. Droit devant, c’est pas jojo. L’alignement morbide du premier plan en rappelle d’autres. Dans La justice et la vengeance divine poursuivant le crime, Prud’hon y place la victime ; pour son Echo et Narcisse, Poussin y allonge l’égocentré, sans vie. Ces gisants dessinent un impossible, le crime ne pouvant s’échapper, l’amour ne pouvant triompher. Pour la Liberté, c’est pas gagné non plus. L’uniforme bleu à ses pieds est celui d’un mercenaire du roi, un garde-suisse, troué comme un emmental. À ses côtés, le cuirassier est un cavalier briseur d’émeutes. Sur la gauche, le révolté défroqué avec sa chaussette bleue répond au garde-suisse pied nu, qui a perdu sa bottine. Ces corps sont reliés par un jeu de vêtements manquants. Voici la cordée sordide de la guerre civile, en pointillés.


Le gisant en chemise blanche répond aussi à la déesse topless : lui sans bas, à l’horizontal – elle sans haut, à la verticale. Indissociable équerre, d’un binôme souvent oublié. Ce “sans-culotte” serait-il une référence de la “fièvre” égalitaire de 1793 ? Il ferait face à la déesse, sacralisée par les libéraux depuis 1789. Entre les deux bornes de l’échiquier, il y a ce personnage bleu blanc rouge et… noir. A genoux, prosterné. Il la supplie ? Il la prévient ? Comme un spectre qui émerge du corps sans culotte, ce bientôt-mort pisse le sang sur un pavé. Cette barricade est un autel sacrificiel, maculé du nectar des martyrs. Grâce à eux, la Liberté continue d’avancer, dans la douleur. Aujourd’hui, ce tableau qui marche droit sur nous, est devenu l’icône universelle d’un combat souverain. Tous les peuples s’y reconnaissent. Il suffit de remplacer le bleu blanc rouge par les chromies d’autres pays – de troquer Charles X ou Louis-Philippe contre d’autres poires déconnectées, d’hier et d’aujourd’hui. Et pour demain ? Y’a des chances pour que ça marche aussi. 

Louvre Ravioli

* Sources : Toutes les références & les idées des derniers paragraphes proviennent de la très précieuse analyse d’Elisabeth Guibert-Sledziewski en ligne sur la plateforme Persée. Un grand merci Madame, pour vos lumières.

** En bonus : La Déclaration des droits de l’Homme du 24 juin 1793 (sur le site du Conseil constitutionnel) /// Un film à dessins fixes sur Robespierre, réalisé par Anthony Pascal. Vraiment chouette.

*** À lire aussi sur mon blog : UNE FIN DE LOUPS sur “Le Radeau de la Méduse” qui met en scène l’Homme tiraillé par des vents contraires. // CÉCITÉ DANS LA BIBLE, sur “La parabole des aveugles” qui présente une hasardeuse fuite en avant.

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2 Comments DELACROIX ET LA BANNIÈRE

  1. nathalie

    Merci pour ce très bon article. Du coup, je suis allée vérifier un petit truc et c’est bien ce qu’il me semblait : la Victoire de Samothrace a été découverte plusieurs années après la réalisation de ce tableau (en 1863 me dit Wikipedia, année de la mort de Delacroix me dit ma mémoire). Le peintre a donc créé ce beau mouvement en avant, même si pour nous effectivement le rapprochement entre les deux oeuvres s’impose avec évidence !

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    1. Louvre Ravioli

      Merci pour la précision ! Effectivement, je l’imaginais déjà confortablement élancée au Louvre en 1830.

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