Poussin a une réputation d’artiste compliqué. Le Peintre des gens d’esprit ne s’adresserait qu’à une matière grise finissante, repoussant une plèbe au QI de mollusque bien incapable de comprendre son art. Entre les références philosophiques et les drapés antiques tirés comme des rideaux fermés, il nous serait donc impossible d’entrer…
Pourtant, on peut aussi le voir comme le Peintre des gens qui veulent bien lui accorder + de 2 minutes pour parcourir ses toiles. C’est un minimum vu tout ce que l’artiste donne à voir. Il puise ses sources partout : depuis le coton mythologique de l’Olympe aux poussières bibliques du Proche-Orient d’où il tire d’ailleurs La Mort de Saphire (1656). Bien loin des extases immédiates déclenchées par les artifices baroques, Poussin représente le religieux pour soulever des questions. Dans ses toiles, la plupart des personnages restent au sol sans nous promettre la vie éternelle. Au contraire. Ils sont normaux, ont un boulot, font les courses et des bêtises aussi. Saphire en sait quelque chose. Elle vient d’être foudroyée par saint Pierre suite à son mensonge.
Mais Poussin va plus loin. Partout, il cache des indices pour titiller notre sens critique et nous interroger sur la morale. Comme un illusionniste, il fait faire de grands gestes à ses personnages pour orienter les regards vers un premier message. Mais si on regarde plus près d’eux, juste sous notre nez, une autre lecture apparait alors… Il faut juste prendre le temps de voir pour ne pas se faire avoir.
Saint Pierre, un Karl Marx Brother ?
La Mort de Saphire est un passage de la Bible qui se déroule à l’époque de l’Eglise primitive. Saphire est la femme d’Ananie. Le couple qui appartient à la nouvelle communauté de chrétiens, suit la règle de mise en commun de tous les biens. Cette doctrine ultra-collectiviste vise à préserver l’harmonie de la communauté. Comme tout le monde, le mari de Saphire fait vœu de vendre son héritage et d’en apporter le produit à saint Pierre. Pourtant, un beau jour il détourne une partie de la somme.
Saint Pierre qui ne goûte pas cette épargne trop personnelle, l’interroge pour lui faire avouer son péché. Persistant dans son mensonge, Ananie est alors frappé de mort subite. Trois heures plus tard, sa belle Saphire également convoquée, va rallonger le mensonge et finira foudroyée à son tour. La règle de l’Eglise primitive est ainsi appliquée à la lettre. Bien loin du gentil coup de règle sur le bout des doigts, les mauvais élèves de cette école-là finissent la tête cramée dans le bec bunsen.
Poussin raconte ce drame comme au théâtre, en orientant les pointes de lumières et les gestuelles pour dérouler simplement l’histoire qui se joue. A droite, les trois apôtres – raides comme le marteau d’un juge – surplombent la plèbe. Jean vêtu de rouge se tourne vers Paul qui pointe l’origine divine de la sanction alors que Pierre, en passe-plat foudroyant, terrasse Saphire devenue verte comme une émeraude marécageuse. Autour d’elle, un groupe dessoudé oscille entre désarroi, terreur et fuite. Les servantes de Saphire pleurent sa carcasse alors que deux fossoyeurs hésitent encore à l’emporter. Dans ce mouvement subtilement hésitant, Saphire se défait. Frappée par le coup du sort, elle semble déjà sortie de l’histoire.
Poussin oui, Mouton non.
La Mort de Saphire est l’un des nombreux “coups du sort” que Poussin affectionne. Non pas qu’il soit d’un naturel sadique, mais l’artiste – qui lit tout autant les Évangiles, Aristote ou Homère – trouve dans ce thème peu hilarant, une drôle de convergence entre l’antique et le biblique. Il y mêle la Providence chrétienne à la déesse Fortuna des romains, icône païenne incarnant le destin avec toutes ces inconnues.
D’ailleurs, dans les lettres adressées à ses amis touchés par le deuil, Poussin ne parle pas de rappel à Dieu, de miracle ou de résurrection. Il évoque juste un « coup du sort » et invite à rester constant face à la mort. Pif, paf, next. Chez Poussin, les mouchoirs restent au sec. Dans une époque de Contre-Réforme où la foi chrétienne doit à nouveau éblouir, cette posture se distingue. Mais Poussin n’est pas un mouton. A 17 ans, ce fils unique quittait déjà ses parents sans rien dire.
L’artiste – parti à Rome – aurait pu facilement verser dans les éblouissants messages prémâchés du baroque. Mais il va plutôt considérer la religion comme une dure matière à réflexion. Le maître classique appartient à un club de penseurs qui sont des amis proches. Tout ce beau monde cherche à comprendre le monde : les étoiles, les moutons, les plantes, les fleuves, les maths, la religion… Sur la religion, leurs réflexions sont guidées par l’esprit scientifique du XVIIe siècle et la pensée de Descartes.
Pour le philosophe, ce qui rapproche le plus l’Homme de Dieu est son libre arbitre. « Cette faculté unique que possède l’Homme face aux passions et aux décisions, d’affirmer, de nier, de poursuivre ou de fuir ». Chez Poussin, ce genre de positions va orienter ses compositions.
Un match entre l’arbitre et le libre-arbitre
Face à La Mort de Saphire, le spectateur comprend vite le drame qui vient de se jouer : le mensonge de Saphire, la foudre des apôtres, la panique, etc. Pourtant, le regard qui balaye la diagonale dessinée par le bras de saint Pierre ne voit pas tout de suite que son doigt pointe aussi une scène située au fond de la toile. Là-bas, au bord de l’eau, un homme en bleu tend une pièce à une mendiante assise avec son enfant. C’est la charité que pointe saint Pierre, comme unexemple à suivre. En superposant les histoires des premier et second plans, on pourrait prêter ses mots au tôlier du Paradis : « Tu vois Saphire, il fallait faire comme ce monsieur offrant l’aumône. La charité c’est bien. Il ne fallait pas en cacher sous le tapis. »
Face à cette remontrance assez implacable, Poussin nous échauffe la critique, nous provoque. On ne comprend pas tout de suite. Pourquoi avoir représenté Saphire plutôt que son mari ? C’est quand même lui qui a caché le magot, pas Saphire. En fait, l’artiste voudrait-il souligner l’absurdité du doigt qui pointe la règle ? Peut-être. On dirait qu’il frappe aux combles de l’injustice. Saphire est ici foudroyée uniquement parce que son mari ne s’est pas dessaisi de tout son argent alors que l’homme du fond – montré en exemple – ne lâche sans doute qu’une pièce jaune.
Du coup, on repense au libre arbitre de Descartes. « Cette faculté unique que possède l’Homme face aux passions et aux décisions, d’affirmer, de nier, de poursuivre ou de fuir ». Poussin a représenté ici une foultitude de réactions humaines face au doigt de saint Pierre. L’effroi, la peur, l’hésitation… À chacun de choisir. Avec une mention spéciale attribuée à cette femme et son enfant au premier plan. Tournant le dos à tout le monde, elle semble bien décidée à filer vers une autre lumière. D’un air de dire « C’est bon, moi j’y vais ». D’ailleurs, elle n’a pas tort, il est grand temps d’y aller.
Louvre Ravioli
> Si vous aimez les énigmes et que vous avez + de 2 minutes à consacrer à Poussin, foncez voir l’expo “Poussin et Dieu” exposée au Louvre jusqu’au 29 juin. Elle est dingue.
>> Sources : (1) La conférence géniale de Mickaël Szanto, commissaire de l’expo « Poussin et Dieu ». / (2) Le texte de Stéphane Lojkine « La main tendue, le regard démasqué : théâtralité et peinture de Poussin à Greuze » (Théâtralité et Genres littéraires – Publications de la licorne, Poitiers, 1996, pp. 93-114) / (3) Vidéo de Canal Éducatif : “Poussin, la récolte de la manne”
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