En mars 1814, 700 000 soldats venus de l’Europe entière envahissent la France de Napoléon et s’apprêtent à entrer dans Paris. C’est la fin d’une trajectoire mythique illustrée depuis ses débuts par une propagande bien orchestrée. Et même pour les derniers soupirs, la gloire s’accroche encore au Premier Empire.
En illustrant la valeureuse résistance de la Barrière de Clichy, Horace Vernet donne à la défaite des accents de victoire. Sa toile rend hommage à l’héroïsme des uniformes bleus de la Garde nationale qui se démènent pour perdre avec les honneurs. On colmate les brèches avec ce qu’il y a : une palissade, de vieux tambours, des polytechniciens et des orphelins. Paris flotte mais ne coule pas ? Pas ce jour-là. D’ailleurs, certains coins du tableau nous font comprendre que la coque du bateau a déjà pris l’eau.
“Bleus, foncez !”
En mars 1814, la France goûte le plat qu’elle a servi à ses voisins européens depuis plus de 10 ans : l’invasion aux petits oignons… Napoléon est parvenu à créer un bel élan européen qui se répand sur les plaines de France : 700 000 soldats venus de l’Europe entière affrontent la Grande Armée qui prend la marée. Le 30 mars, les coalisés sont aux portes de Paris. Les titis parisiens découvrent de nouveaux accents, circonspects : les Russes sont à Pantin, les Wurtembergeois à Charenton et les Prussiens à la Barrière de Clichy. Ce principal accès de l’ouest parisien est serti d’un beau péage à colonnades où les marchands versent une taxe. Aujourd’hui, pour changer, c’est Paris qui va payer.
Les prussiens font refluer les campagnes vers la ville. Une jeune paysanne s’est assise sur une malle alors que deux jeunes soldats expirent contre une palissade de fortune. La scène se situe sur l’actuelle Place de Clichy, sans les fruits de mer du Wepler mais avec le pinard du Père Lathuille. Dans ce cabaret – enfumé au fond de la toile – le maréchal Moncey a installé son quartier général. Les défenseurs de Paris y boivent à l’œil, histoire de s’offrir du courage à coups de rouge. Et du courage, il en faudra à ces hommes trop peu habitués à se battre.
“Bleus, foncez !” Du haut de son cheval, Moncey donne ses ordres à Claude Odiot, colonel de la Garde nationale. La Grande Armée n’étant pas à Paris, ce groupe de « soldats-citoyens » assure l’intérim. Ils sont peintres, orfèvres, avocats… Ces uniformes bleus et bien lotis sont habituellement chargés de maintenir l’ordre face aux émeutes populaires. Mais en pareilles circonstances, la Garde nationale recrute sans droits d’entrée. Invalides, volontaires, ouvriers et étudiants sont venus gonfler les rangs d’une défense qui part un peu dans tous les sens. Si certains soldats sont bien rangés derrière l’ultime manœuvre de Moncey, les autres lignes semblent moins droites. Derrière la palissade, on ramène un canon. Plus loin, on recharge son fusil. Au premier plan, de vieux grognards ont l’air résigné. Un dragon enturbanné se replie, faute de feu à cracher. Juste à ses côtés, un lancier polonais traine sa pointe sans fierté, se retournant vers Moncey l’air de dire : « Mais où veux-tu les emmener ? ».
Des soupirs et des soupières.
Peintre d’histoire, Horace Vernet aime faire dans le détail. Dans « plein de détails » qu’il préfère aux compositions néoclassiques, trop claires, trop bien rangées. L’artiste s’épargne aussi les allégories romantiques. Chez lui, pas de Liberté aux cheveux détachés, sa palissade horizontale est bien loin des barricades topless de Delacroix. Dans La Barrière de Clichy, les regards se croisent sans se répondre. C’est au spectateur de se promener pour essayer de comprendre.
Peinte en 1820, La Barrière de Clichy est teintée de nostalgie bonapartiste. Quelques années seulement après la chute de l’Empire, la France commence à regretter l’épopée du bicorné. Certains – comme Vernet – s’agacent de la Restauration de Louis XVIII qui draine dans son sillage de goutteux une noblesse trop réactionnaire. En rendant hommage à l’ultime résistance bonapartiste, le peintre marque son opposition au régime. Il n’est pas seul d’ailleurs. Claude Odiot, l’orfèvre attitré de l’empereur est le commanditaire de l’œuvre.
Odiot est là, placé au centre. En bon colonel de la Garde nationale, il écoute docilement les ordres de Moncey. Dans le civil, cet orfèvre a réalisé de prestigieuses commandes pour le clan Bonaparte : le sceptre et l’épée du sacre notamment mais aussi des vaisselles moins guerrières : aiguière, cafetière, salière, théière, soupière… Soupirs. Odiot pleure son client d’hier. Pour autant, il n’oublie pas de se mettre à l’honneur en plastronnant au centre de la toile. S’offrirait-il une belle réclame publicitaire ? Alors que le pays sombre, voici un héros qui s’affiche, brillant. Les plus moqueurs voudront sans doute railler son panache blanc…
Raclée demi-écrémée
Cet instant patriote est loué par un critique d’art de l’époque qui claironne face à la toile : « La France était vaincue, non humiliée. L’honneur, le patriotisme lui restaient. Epuisée par ses victoires, elle aspirait au repos des libertés. » Mais tout le monde ne goûte pas ces positions trop guerrières. Baudelaire bondira face à « cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet ». Pourtant, La Barrière de Clichy n’écrème pas les stigmates de la défaite. En réalité, l’artiste attache autant d’importance aux illustres qu’aux inconnus.
Au premier plan de la toile, Vernet place des gens du peuple. Les deux jeunes soldats en train d’expirer sur la palissade sont des « Pupilles de la Garde ». Ces orphelins de père – déjà piqué par la guerre – sont emportés à leur tour. Bienheureuses mères de l’époque qui devinent leurs fils avec une balle dans le flanc… À propos de mère, que dire de cette réfugiée assise sur une malle avec matelas, chèvre et nouveau-né ? Ce genre d’images en évoque d’autres, plus contemporaines : Calais, Gaza, Lampeduza… Avec Clichy, Vernet nous offre un morceau de documentaire. En sortant de l’oubli tous ces naufragés, il nous rappelle que la guerre emporte tout. Les femmes et les enfants d’abord.
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> Lire aussi l’article “BLEU, BLANC, ROUGE. RIEN NE BOUGE ?” sur une autre défaite aux accents de victoire.
>> Sources : Le livre de Victor-Joseph Etienne Jouy (dit de.) “Salon d’Horace Vernet, « Analyse historique et pittoresque des 45 tableaux exposés chez lui » / L’émission de France Inter Un été avec Baudelaire : “Baudelaire et Horace Vernet” / Retrouvez les photos de l’article sur Wipplay.
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