Pour désigner les mœurs de l’époque de Fragonard, on lit souvent les mêmes mots : galant, badin, coquin, fripon, ravisseur, grivois… Une sémantique « pot de miel » qui vient invariablement qualifier les toiles de l’artiste, friand de ces lubriques mises en scène où les messieurs regardent sous les jupes des filles. Des filles souvent confinées dans un rôle d’objet de désir.
Le Verrou (1777) semble prolonger le thème de la grivoiserie masculine. Ne serait-ce qu’en lisant la définition du titre donnée par le Littré : « Moyen de fermeture par une barre de fer (…) ayant une queue au milieu et un mouvement de va-et-vient entre deux crampons. » C’est sûr, la toile parle de fesse. Même plutôt deux fois qu’une… Pour autant, l’artiste considère-t-il la femme comme le seul objet du désir ? Considère-t-il uniquement son public comme un simple tas de voyeurs ? Fragonard pourrait aussi bien s’adresser à de fins observateurs…
Corbeille de fruits défendus
Fragonard opère comme au théâtre. Avec la lumière de ses projecteurs, il nous oriente vers l’action principale : cette tension entre deux amants chahutant autour d’un verrou. La dynamique des corps laisse à penser que monsieur repousse le verrou pour fermer la porte. Étrange tension mêlée de douceur. Les plis de satins fondent sous la lumière d’argent. Les étoffes dansent, les pieds effleurent le sol, les cheveux des amants frisent dans l’air de l’alcôve… Volupté suspendue. Entre demi-pointe et saut de cabri, on se croirait dans un placard à ballet.
Les tentures cramoisies du baldaquin délimitent la scène. Sur les planches, le décor est chahuté : chaise renversée, lit défait, étoffes bordéliques. Désordre passionné. Monsieur ne serait-il pas trop brutal ? La pomme placée sur la table de nuit n’est toujours pas croquée. On imagine Adam affamé. Les replis du rideau cramoisis finissent par trahir le fond de sa pensée. La forme du drapé tombant sur la table fait apparaître une étonnante turgescence cramoisie. Loin de jeter un voile pudique sur la scène, le rideau affiche un phallus. Immense. Les replis du drap sont d’une précision anatomique. Rien ne manque, pas même le gland qui s’approche de la pomme… Telle une corbeille de fruits défendus.
Madame a vu la forme du drap. On l’imagine piégée. Elle veut s’en aller. Pas dit que le suppôt de satin finisse par comprendre. Il est tout vêtu de blanc… comme neige. Sans doute un déguisement. D’un bras nu et musculeux, il enlace son amante. La femme a la tête renversée, son visage semble éperdu, à première vue. Elle repousse de toutes ses mains l’assaillant. Les frères Goncourt écriront : « Les yeux effrayés et suppliants, désespérant d’elle-même et repoussant d’une main déjà molle la bouche de son amant ». « Désespérant d’elle-même », « d’une main déjà molle »… Fragonard représenterait-il cet instant où l’effarouchée finit par céder ?
Chairs d’Histoire de l’art.
Fragonard a travaillé avec François Boucher dès l’âge de quatorze ans. Dans l’atelier défilent les chairs de l’Histoire de l’art. Les odalisques fessues sortent du bain, des heures durant. Parfum de scandale sur canapé. Fragonard y développe son style. Une peinture libre qui danse au fond des bosquets. La touche est fine, claire et fluide. Il y a de la joie aussi. Dans les bosquets, les robes s’agitent. On se promène, on joue au Colin Maillard, on fait de la balançoire. Autant de prétextes saisis par ces messieurs pour s’autoriser de perverses explorations.
Ces petites scènes frivoles sont à la mode. Fragonard va les servir à de vieux commanditaires ne pouvant retenir le bouillon de la marmite hormonale. C’est l’époque de l’Amour avec un grand cul. Sur les toiles, réciprocité, émotion et plaisir féminin ne sont pas toujours au programme. L’opportuniste Fragonard peint ce programme avec succès. C’est même son fond de commerce. L’artiste n’est pourtant pas un libertin. Dans ses lettres, les mots filent droit. “Marié, deux enfants”- deux filles même. Ce bon père de famille n’est pas du genre à considérer les femmes comme de simples objets de désir.
Malheureusement pour lui, son style sera vite dépassé par la nouvelle rigueur néoclassique. Il finit même par perdre de prestigieuses commandes. Parti en Italie pour chercher de nouvelles inspirations, Fragonard revient avec un style moins rieur. Ses compositions s’épurent, la facture est plus lisse, les couleurs moins nombreuses. Presque solennelle, sa peinture a emprunté le clair-obscur de Caravage, le sfumato de Léonard. L’atmosphère du Verrou reflète cette profondeur nouvelle.
Les nombreuses clés du Verrou
Considérer uniquement la toile avec la version de l’amant affamé conduit à s’imaginer le commanditaire décorant son salon avec une scène de viol. On peut trouver ça un peu gros. Aussi gros que ce phallus du premier plan qui occupe les deux tiers de la toile. D’ailleurs, il n’y a pas que les chairs de monsieur qui sont dissimulées dans les replis du lit. Dans les draps, on devine un corps de femme. Les tissus blancs reprennent ceux de la robe de madame. Le coin du lit dessine une jambe repliée… Et les oreillers ? Ne dessinent-ils pas les volumes d’une poitrine ? À chacun de deviner le reste d’un corps de femme avachie pour jouir des plaisirs du lit.
Tout ne se raconte pas seulement dans les draps. Au premier plan, un bouquet de fleurs est jeté au sol. Le détail interroge. Symbole de vertu féminine, ces pétales chiffonnés laissent penser que madame n’est pas une blanche colombe. Ces roses piquent l’impression première. On revient alors sur les personnages. On s’interroge : madame repousse-t-elle vraiment monsieur ? Monsieur pousse-t-il vraiment le verrou(déjà fermé) de la porte ? Il pourrait aussi bien tenter de l’ouvrir malgré les réticences de son amante… Les Goncourt évoquent les « yeux suppliants » de madame. Mais que supplient-ils vraiment ? De partir ou de rester ? Ce regard trouble – pas si effrayé – est l’une des nombreuses clés tordues du Verrou.
Madame vient de se lever du lit, sa robe traine encore sur les draps. Elle pourrait aussi bien tenter de ramener Monsieur vers le tourbillon des chairs. Tout son corps la reconduit vers le lit. La thèse est originale : voici un mâle tournant le dos à ses pulsions. Mais il pourrait s’agir de l’employé de maison dormant à l’étage. A-t-il entendu un bruit ? A-t-il pris peur ? C’est peut-être lui le puceau finalement, tout vêtu de blanc. Certes, son bras serre bien fort la taille de madame mais peut-être veut-il adresser l’ultime baiser avant de filer ? Elle le lui refuse car cela scellerait son départ ? Interprétations, oscillations, divagations… Pas grave. Ces « va-et-vient » ne sont-ils pas le thème du Verrou ? Des « va-et-vient » entre des interprétations parfaitement contradictoires. Juste de quoi faire entrer la toile dans l’Histoire.
Louvre Ravioli
* Sources : “Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture” par Daniel Arasse /La notice du Louvre par Séverine Laborie / “L’art du XVIIIe siècle”, par Edmond et Jules de Goncourt. / “Le Verrou de Fragonard, un viol en peinture ?”, par Gaétan Bros.
* Si vous aimez les mystères rococo, vous pouvez lire : “TRANSPORTS EN WATTEAU” / Si vous aimez les photos, faites un tour sur le site WIPPLAY !
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Quel article ! Je suis ravie d’appréhender la manière dont vous voyez le tableau ! Un ami m’a cet été éclairé sur le sens de ce tableau, et donné les mêmes clés d’interprétation que vous ! Je crois que c’est la première fois que je lis un article qui donne un tel sens au tableau, mettant en valeur le sens caché dissimulé par Fragonard! La femme apparaît clairement ici comme la maitresse du jeu, et tout est expliqué dans ce lit ! Ce tableau confirme encore une fois le talent de cet artiste, qui plus que quiconque je pense, condamnait cette société frivole et libertine qu’il peignait pour s’assurer des jours heureux.
Merci pour l’explication Louvre Ravioli, vous êtes un fin observateur !
Sans oublier le drapé des rideaux au-dessus des oreillers, qui me font penser sans équivoque à un sexe féminin !
Les commentaires sont dignes d’une séance avec ce brouilleur de cerveau , LACAN qui captivait son auditoire mais dans sa vie réelle était l’opposé !!!!!!!
Qui est le commanditaire du tableau ?