Bains publics, aqueducs, portiques, villas, obélisques… La production d’Hubert Robert ressemble parfois à un diaporama de la Rome Antique. Surnommé « Robert des ruines », ce préposé aux vestiges reste un peintre méconnu. Ses architectures dévastées repousseraient-elles les regards ? L’artiste est pourtant un bâtisseur, un visionnaire.
Lorsqu’il peint la Vue de la Grande Galerie du Louvre en ruines (1796), Hubert Robert – conservateur du musée du Louvre – dirige aussi ses travaux d’aménagement. Surprenant. On dirait que le “peintre-architecte” dessine ses plans à l’explosif. Son Louvre dévasté pourrait bien nous présenter un futur effrayant. Pourtant, il n’en est rien. Parmi les ruines, Hubert Robert a caché un secret… édifiant.
Rêve de pierre
Avec ses faux airs de forum romain, ce Louvre-là n’a jamais été si proche des thermes de Cluny. On ne sait pas si le musée a subi les affres du temps ou les coups d’une malheureuse invasion. Fort heureusement, la destruction a épargné certains pans d’architecture. Des bouquets de colonnes rythment encore la fuite de la galerie ornée de pilastres et d’une corniche à modillons. En haut des flancs, on devine les départs de puissants arcs effondrés depuis longtemps. Ceux qui ont survécu n’ont plus qu’à soutenir le ciel qui éclaire péniblement la scène.
Dans la pénombre, le regard balaye les morceaux de sculptures jonchant le sol. En iconoclaste audacieux, Robert s’est permis d’amocher certains chefs-d’oeuvre du Louvre. On reconnait un captif de Michel-Ange partiellement amputé. Même posé par terre, l’esclave de marbre tente encore de se détacher, de se mouvoir comme ces visiteurs qui fourmillent parmi les ruines. Un groupe de personnages s’est penché sur la tête de Minerve. La pauvre déesse de la sagesse n’est pas épargnée non plus, Robert l’a décapitée.
Derrière le groupe de curieux, un artiste s’est assis sur le vase Borghèse pour copier confortablement L’Apollon du Belvédère. Le dieu des arts semble être le seul rescapé au carnage de Robert. Encore debout, toujours entier, il dispose même à ses pieds d’un buste de Raphaël. Derrière eux, des femmes se chauffent à un brasero parmi les antiques. Apollon n’est pas Prométhée, il a oublié le feu.
Hubert Robert : “hacker ouvert”
Hubert Robert expose cette toile en 1796, dans le Salon Carré du Louvre juste à côté de la Grande Galerie alors fermée pour rénovation. Voilà un an que l’artiste est conservateur du Musée du Louvre (on dit Museum National à l’époque, c’est + romain). Avant même la Révolution, Robert planchait sur l’agencement de la Grande Galerie qui doit accueillir les collections royales. Un architecte propose de rythmer l’espace par des travées et de réaliser un éclairage zénithal. Pour faire passer l’idée, Robert doit convaincre, préparer les esprits. Ses ruines nous présenteraient-elles un chantier déjà entamé ?
Deux ans auparavant, Robert était en prison. Terreur oblige, il s’est retrouvé enfermé par une loi des suspects tatillonne. On lui reprochait ses relations avec de riches amis mécènes, enfermés tout comme lui. Certains verront même leur tête au fond du panier d’osier. Le peintre est touché, et pourtant… En prison, Robert tient bon. Son oxygène ? La peinture. Il peint d’abord sur ce qu’il trouve : assiette, écuelle, panneau de porte… Plus tard, on lui ouvre un local où il produira une cinquantaine de toiles. Robert se sait bien loti, il diffuse partout son énergie. Un colloc’ de cellule écrira ces mots : “Il va semant la conversation de pensées, d’anecdotes, de sentiments qui réveillent, amusent et attachent”.
Les conversations d’Hubert Robert sont appréciées depuis toujours. Il n’adopte jamais une posture de “sachant”. Il se sert de sa culture classique pour appuyer un message décalé, épicé. Robert cultive les contre-pieds en bousculant les icônes classiques. Partout, ses petites inventions intègrent un décor sérieusement renseigné. De nombreuses toiles figurent cette respectueuse familiarité : au pied d’une statue de Marc Aurèle, des femmes vont étendre leurs linges ; sous l’arc de Constantin, on vend du poisson ; les visiteurs du Louvre en ruines se réchauffent autour d’un brasero. Tous ces personnages évoluent avec une sagesse bonhomme, dans une douceur dorée et abîmée parmi les scories de gloires passées. Marqué par le défilé des régimes politiques, le peintre interroge l’Histoire. Il prend même le soin de lui répondre… au futur.
En résilience surveillée
À l’époque, les récits d’anticipation sont à la mode. En 1771, un certain L.S. Mercier publie L’an 2440. Rêve s’il en fut jamais. Ce best-seller présente un narrateur transporté sur le site du château de Versailles : « Je cherche des yeux ce palais superbe (…) Je n’aperçus que des débris, des murs entrouverts, des statues mutilées ” Plus loin, le narrateur rencontre le fantôme du maître des lieux : « Sachez que je suis Louis XIV ! La justice divine a rallumé le flambeau de mes jours pour me faire contempler mon déplorable ouvrage. Que les monuments de l’orgueil sont fragiles. »
Ce songe futuriste – qui nous présente le Roi-Soleil en Icare carbonisé – n’augure rien de très bon pour l’Homme, cet animal toujours enclin aux vertiges du pouvoir. Chez Hubert Robert, rien de tel. Ses visions futuristes ne conduisent personne au châtiment divin. Pour autant, il n’ignore pas les errances de son époque : ses ruines font écho au patrimoine vandalisé pendant la Révolution. Pour ce conservateur de musée, le clin d’œil n’a pas dû se faire sans larmes. Mais une fois passé cet état des lieux douloureux, Robert s’évite la leçon de morale et préfère entrouvrir d’autres perspectives, plus légères.
Tous les personnages de la toile partagent une vertu commune : la résilience, cette capacité à se reconstruire après un désastre. Les curieux penchés sur Minerve ne sont-ils pas en train de redécouvrir la sagesse après un trop-plein de liberté ? La figure du jeune artiste délivre un autre optimisme. Parmi les débris, il dessine l’Apollon du Belvédère face au buste de Raphaël. La création continue, le modèle du Beau perdure. Robert a troqué les feux de la destruction contre ce passage de flambeau… Et aujourd’hui ? Que se passe-t-il pour l’An 2016 ? L’état des lieux semble bien douloureux : l’Homme vandalise sa planète à coup de carbone. Terreur contemporaine, à plus grande échelle. Faut-il pour autant se prédire le pire ? Hubert Robert pourrait bien nous dire que le meilleur reste à venir.
Louvre Ravioli
* Sources : La conférence de presse de Guillaume Faroult, commissaire de l’expo Hubert Robert accrochée au Louvre jusqu’au 30 mai (+ son article dans le journal du Louvre Grande Galerie) // “Hubert Robert” par Jean de Cayeux (1989) // En bonus : découvrez L’Institut des Futurs Souhaitables qui partage les visions positives d’Hubert Robert // Si vous aimez les photos, vous pouvez les retrouver sur le site de Wipplay
** À lire sur Louvre-Ravioli : EN PLEIN DANS L’ÉMILE sur Elisabeth Vigée-Lebrun, une amie d’Hubert Robert // LA PLAIE SOIT AVEC VOUS avec une posture de l’Apollon du Belvédère revisitée par Napoléon.
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Tout amateur d’égyptologie qui, après être passé le contrôle au-dessus de l’escalator Sully, se dirige tout naturellement vers la crypte du Sphinx rencontrait sur sa gauche, il y a quelques années d’ici, un espace d’exposition – peut-être existe-t-il encore ? -, évoquant l’histoire du Louvre. C’est là que, pour la première fois, je vis cette “Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine ; partant que je découvris le nom de Hubert Robert. Très attiré par cette” poétique des ruines”, – comme la nommait Diderot -, qui traduisait en images ce que Chateaubriand sut si remarquablement exprimer avec des mots, je m’étais quelque peu documenté sur ce “Robert des ruines” … jusqu’à ce que j’apprenne, grâce au magazine “Grande Galerie. Le journal du Louvre”, n°35, de ce trimestre grâce au remarquable dossier de Guillaume Faroult que le Musée lui consacre une exposition d’envergure, assortie d’un catalogue qui, malgré le prix m’intéresse grandement … Le plaisir ne peut donc qu’être accru, Louvre-Ravioli, quand, cerise sur un gâteau loin d’être ruiné, je prends connaissance de votre approche très personnelle sur la toile en question. Parce qu’en sourd la joie de manipuler mots et inter-titres, reconnaissable entre mille, c’est à nouveau pour moi un délice de lecture à ne pas bouder …
Un détail (qui n’en est pas un) : il y a de nombreux (très) tableaux représentant des ensembles de sculptures antiques dans la nature (intitulés “Paysage romain” disons). Et quelquefois, parmi ces fragments antiques, il y a une oeuvre de Michel-Ange, traitée comme un antique. Déjà je me demande si d’autres sculpteurs ont droit à pareil hommage. Et puis je suis songeuse sur cette vision des ruines, du passé et du futur qu’illustrent ces tableaux : les peintres vivent bien dans un monde où les antiques symbolisent le passé, mais voilà qu’ils envisagent un monde où Michel-Ange est une ruine, un symbole d’un monde disparu ? Et comme dans les tableaux de Robert, je trouve qu’il y a quelque chose de très poétique à traiter le monde contemporain comme une future ruine (ou comme une ruine pour une société du futur).