Au Louvre, les natures mortes de Chardin s’arrêtent sur tous les détails de la maison : un chaudron de cuivre renversé sur le carrelage, un panier de prunes posé sur le buffet, un fond d’assiette oublié sur la nappe… Mais parfois, le peintre recule la toile pour attraper dans son cadre la vie du foyer. Il s’agit souvent de scènes de genre au féminin, comme Le Bénédicité (1740).
Contrairement aux femmes de Fragonard qui se prélassent au fond d’un boudoir, celles de Chardin restent à la verticale et travaillent. Ces représentations – nettement plus sages – n’empêchent pas le peintre de cacher un message rieur, même lorsqu’il présente des enfants en prière.
Ainsi soit-il.
La mère dépose à l’instant la soupière sur la table. Avant de faire plonger leurs cuillères, les enfants doivent prononcer le bénédicité, incontournable récitation de l’époque : « Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l’ont préparé, et procurez du pain à ceux qui n’en ont pas. Ainsi soit-il. » Autour de la table, les mains jointes récitent, hésitent. Une requête pareille, ça se travaille, ça se répète.
Le recueillement studieux reste tendre : la mère bienveillante se penche délicatement pour suivre la bouche de ses enfants. Les bonnets vissés sur les têtes cachent les cheveux de ces âmes respectables. Pour alimenter son décor de salle à manger, Chardin a placé les objets qu’il aime tant chiner : un ustensile aux reflets cuivrés anime le premier plan alors qu’au fond de la pièce, une cruche est posée sur le buffet.
Pas de quoi agiter pour autant, ce fond de toile très discret. Tout comme le carrelage, le décor de la pièce s’efface pour nous inviter autour de la table. Tous les regards filent vers le blanc de la nappe garnie par les étoffes des robes qui l’entourent. Les coiffes ponctuent les pointes d’un triangle où s’échangent des regards doux, des regards bien éloignés des sournoiseries tissées autour du Tricheur à l’as de carreau. Pourtant – en regardant de plus près – il y a peut-être bien un enfant qui tente de cacher son jeu…
Chardin, le labeur doux.
Le Bénédicité est présenté à Louis XV en 1740, à Versailles. Chardin lui offre également La Mère laborieuse. Le souverain recherche-t-il un modèle de bonne éducation ? La reine ne doit pas être contre. Son infidèle de mari incarne le stéréotype d’une noblesse volage, libérée de la fin de règne austère de Louis XIV. Fragonard et Boucher vont immortaliser l’atmosphère légère : les fesses se vautrent dans la soie bleue, les dames s’agitent au fond des bosquets.
Chardin propose autre chose. Chez lui, les femmes ne soulèvent pas leurs jupons mais se retroussent les manches. Elles sont pourvoyeuse, récureuse, blanchisseuse, ratisseuse. Pas aguicheuse. Les mèches virevoltantes de ces sobres bourgeoises sont cachées sous les charlottes… Toute entière dévouée à ses enfants, la mère du Bénédicité n’a pas dû jouer à Colin Maillard depuis un moment. Cette icône maternelle semble annoncer les portraits de Vigée Lebrun.
Le Bénédicité n’est pas la seule toile “priante” de Chardin. L’an prochain, il peindra La toilette du matin. À nouveau, une mère et son enfant vont occuper la toile. Avant un départ pour la messe, on y voit la mère ajuster la coiffe de sa fille qui se regarde dans le miroir. Le missel – posé juste devant la petite – semble terriblement éloigné de ses coquettes préoccupations. Chardin adresse-là son petit sourire moqueur aux bonnes moeurs… Qu’en est-il pour Le Bénédicité ?
Une table à découvert
Le triangle des regards autour de la table laisse deviner les caractères. Les lignes de mire convergent vers le petit garçon du premier plan. Sa soeur assise au fond semble maîtriser son texte au point de le réciter tout en regardant son frère. Comme sa mère, elle est assise sur une bergère recouverte de rayures verticales, bien rangées. Sa charlotte bleue dénote avec le bonnet rouge d’un frère au profil moins sage.
Ses instruments bruyants sont dispersés autour d’un petit siège espiègle. Flûte et tambour donnent la réplique aux cuivres de la salle à manger. Contraint de joindre ses mains, il vient de déposer ses baguettes. Intenable posture, contre nature… Va-t-il agripper les deux cuillères juste devant lui, pour improviser un rythme capable d’accélérer la litanie ? En suivant son regard, on s’interroge : regarde-t-il sa mère ou louche-t-il sur cette soupe placée à bonne hauteur ?
Contrairement aux peintures flamandes, les toiles de Chardin ne contiennent pas de symboliques savantes. Dans ses natures mortes, une pomme est une pomme et non un fruit annonçant la Chute de l’Homme. De la même manière, les enfants du Bénédicité n’incarnent aucune profession de foi militante. La peinture de Chardin présente “seulement” les reflets sincères de la nature. Quand ce n’est pas une pomme du Limousin, c’est une petite trogne de gamin. Ainsi soit-il.
Louvre Ravioli
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** Un grand grand merci à Guillaume Faroult pour sa visite parmi les oeuvres de Chardin et sa relecture bienveillante. M. Faroult est conservateur en chef du Musée du Louvre, en charge des peintures françaises du XVIIIe siècle et des peintures britanniques et américaines.
*** Sources : La notice du Louvre // “Chardin” de P. Rosenberg (Ed. RMN 1999) // Le catalogue de l’expo Tessin (jusqu’au 16 janvier 2017 au Louvre) de G. Faroult qui présente des anecdotes inédites sur Chardin // Les images sont l’oeuvre des photographes de Wipplay.
**** Lire aussi la chronique “UN PORTRAIT PAS PIQUÉ DES VERRES” sur un autoportrait de Chardin // “EN PLEIN DANS L’ÉMILE !“sur l’icône de la tendresse maternelle par Vigée Lebrun.
Passionnants articles, heureuse de vous découvrir,
cordialement
Un grand merci Michèle.